Les grandes soeurs

Elles ont 85, 80, 72 ou 62 ans, parfois que 55 ou 50, mais ce sont des grandes sœurs.

Leurs prénoms : Eugénie, Bernadette, Jeannette, Thérèse, Marie-France, Anne, Céline, Marie-Louise, Liliane, Véronique, Joëlle, Astrid, Betty, ou d’autres encore, sont un peu désuets, témoins d’une autre époque, encore assez proche, mais déjà totalement révolue.

Elles ont vécu une guerre pour certaines, l’après-guerre, la révolution de mai 68, la «libération » de la femme, et ont une telle sagesse accumulée qu’elles en deviennent des puits de connaissances et de savoirs, d’expériences vécues.

Elles ont connu l’époque d’avant les trente glorieuses et ont su en garder le meilleur. Vastes savoirs pratiques, vastes connaissances livresques, les plantes, les herbes, les trucs, les affaires de femmes, elles maîtrisent.

Contrairement à tellement de femmes de leur génération, elles ne sont pas tombées dans le piège du progrès, de la modernité. Contre vents et marées, elles ont gardé un cap, celui d’être des femmes volontaires, bien ancrées sur le sol, sûres d’elles qui ne se laissent pas abattre.

Elles ont des conjoints, des enfants, ont accompli leur destin de femmes. Curieuses, toujours en recherches, leurs réflexions, leurs remarques sont des guides lorsque nous-mêmes en pleine quarantaine, choisissons de volontairement dérailler du système qui nous emprisonne. « Sois toi-même, prend tes décisions, agis comme tu le souhaites, suis ton instinct, retrouve un sens à ta vie » nous disent-elles.
On n’a pas besoin de toutes ces choses qu’on veut nous faire acheter, l’essentiel est au fond de nous-mêmes et nous devons le trouver. Le passage de la mi-vie est peut-être l’âge du questionnement sur notre capacité à être heureuses.
Pour certaines dont la vie est pleine d’objets, de fringues, de voyages, de travail, de plaisirs fuyants, les mirages sont nombreux, qui empêchent de voir le vide de l’existence. Pourtant, quand toutes les envies sont assouvies, que reste-t-il ? Une coquille pleine de vide, où le sens de la vie a du mal à se frayer un chemin. La dépression guette celle qui ne s’accomplit pas sans  artifice, celle qui ne se trouve pas.

En rangeant les papiers de ma mère, dame respectable de 80 ans dont l’esprit voyage dans des sphères inconnues, et qui n’a jamais « su » jeter, j’ai découvert trois articles dans des journaux anciens, de 1971, 1974 et 1977.
L’un s’intitule « la femme libre », le deuxième « le travail libère-t-il vraiment la femme » et le dernier, « pas facile d’être femme ». Vous trouverez les textes en annexe, car pas de liens internet à cliquer.
– Pour résumer, « la femme libre » à travers le récit d’une femme suisse, est un idéal dont elle ne veut pas et sa vision du devenir des enfants dans le futur est tout à fait juste de la réalité de 2014.
– « Le travail libère-t-il vraiment la femme » est un questionnement de Paule GIRON du magazine Elle, qui conclut : « Espérer que le travail fournisse à une femme son identité est une pure vue de l’esprit.(…) C’est pourtant à partir de cette élémentaire instance – savoir de quoi on a envie et se donner les
moyens de le réaliser – qu’on peut parler de travail libérateur, lequel n’est d’ailleurs plus un travail, mais une façon de s’exprimer pour quelqu’un qui est « déjà » libre de ses propres choix ».
– « Pas facile d’être une femme » est la présentation d’un livre1 de Jeannette LAOT, 20 ans en 1945, ouvrière et syndicaliste à la Manufacture des tabacs de MORLAIX. Depuis cette époque, si peu a changé, et les femmes ne se posent-elles pas parfois la question, comme Jeannette, si elles font une erreur, de se dire que les camarades vont penser, « c’est une femme, elle n’a pas su faire face.

J’ai beau savoir qu’aujourd’hui la majorité des militants apprécie presque de la même manière une intervention masculine ou féminine, ce sentiment est difficilement surmontable ». On peut se dire cela, lorsque certains parti politiques préfèrent payer l’amende pour non respect de l’obligation de parité lors des élections, plutôt que de renoncer à leurs candidats connus et « sûrs ». Ce sentiment ne devrait plus exister, devoir faire une loi pour imposer la parité est déjà un problème.


Nous, grandes sœurs et femmes, sommes des gestionnaires du quotidien, des stratèges du planning, des soignantes perfectionnées, des comptables hors pair, des tribunes convaincantes, des dirigeantes de PME familiales, nous réussissons ce que nous entreprenons, nous faisons de brillantes études, nous sommes performantes, aguerries, et pourtant nous doutons toujours et encore.

Jeannette fait partie de ses grandes sœurs, qui nous montrent le chemin. En 2014, la liberté devrait être que l’on puisse préférer les joies familiales, à une certaine liberté, imposée, conjuguée au féminin. Et en 2024 ? Le travail est considéré comme une liberté, mais ce n’est pas être libres si le sentiment de ne pas pouvoir s’occuper de ses enfants, remplit les journées de travail et que arrivées à l’âge de la retraite, le regret de ce manque subsiste comme une épine.

La suissesse le dit bien à la fin de l’article : – « à un âge où ils auraient tant besoin de la présence directe et continue de leur maman ». Quoiqu’en disent certaines « féministes », un enfant a besoin de sa mère durant ses premières années. Travailler peut être une liberté, si l’emploi occupé est choisi, s’il est pratiqué avec plaisir, s’il n’est pas pénible, s’il n’est pas une obligation alimentaire, mais si toutes ces conditions ne sont pas réunies, il devient contrainte, voire esclavage destructeur.

C’est là que la possibilité d’une indemnité de fonction de citoyenne-mère se justifie tout à fait, car les activités que nous pratiquons sont toutes sujettes à rémunération dans la vie active. En 2014, le choix n’existe quasi plus pour les femmes. Le maintien ou retour à la maison est devenu si difficile dans ce système consumériste, que vraiment le déraillement s’impose. A ces jeunes mères de 25 ou 30 ans, on peut dire, que c’est possible, que rester à la maison pour prendre ses enfants en charge soi-même devrait être un choix, un travail à part entière et que le réussir constitue une gageure.

Par contre, vous pouvez être sûre que personne ne pensera « c’est une femme, elle n’a pas su faire face ». Nous ne devrions pas devoir travailler pour acheter, travailler pour payer sa maison, travailler pour payer la nounou ou la crèche. Le monde marche sur la tête. Le but de la vie n’est-il pas de la réussir, de vivre heureuse, D’ÊTRE, et non d’avoir tout ce qu’on peut s’acheter, souvent avec un crédit ?


Une petite anecdote : Émilie, petite poulette rousse très indépendante, tiraillée par une fièvre soudaine, s’en est allée couver 16 œufs sous les buissons, au mépris de tous les dangers qui la guettaient. 3 semaines plus tard, un petit poussin est né. Un déménagement avec poussin et œufs ayant eu lieu, le pépiement du premier né risquant d’attirer les prédateurs, deux autres poussins sont nés. La voilà mère de 3 rejetons voraces et impatients de découvrir le vaste monde. Et bien, Émilie sait tout faire. Broyer les graines, montrer comment gratter le sol, se cacher lorsque le danger rode, ordonner la sieste ou la course aux graines, rassembler sa troupe, tout, elle sait tout faire.

Dans notre monde artificiel, hors sol, dominé par la technique, la médicalisation à outrance, la décharge de responsabilités, nous ne savons plus rien faire, nous ne savons plus mettre les bébés au monde, nous ne savons plus les nourrir nous-mêmes, nous ne savons même plus les éduquer avec bienveillance, et en sommes-nous vraiment arrivées à « les frustrer d’amour jusqu’à la moelle » ? Nous en oublions même que nous avons des grandes sœurs qui pourraient nous montrer, nous expliquer si nos mères ne sont plus là.

J’en viens à envier cette petite Émilie, si libre. Égalitarisme, Éco-féminisme, notre condition de femmes, devons-nous encore longtemps la porter au cœur de la lutte ?
Merci à toutes les grandes sœurs d’être là lorsque j’ai besoin d’elles et même lorsque je n’en ai pas besoin. Les savoir(s) près de moi, longue lignée de sœurs, mères, cousines, tantes, nièces, amies, voilà de quoi être rassurée.


Marie-Noële STEPHAN – juillet 2014/mars 2024


1 La stratégie pour les femmes Jeannette Laot Stock 1977
http://fr.wikipedia.org/wiki/Jeannette_Laot