De la Paysannerie aux Interprofessions via la PAC

la perversion des systèmes de production agricole

Ils sont passés du statut de « père nourricier familial » à celui de “producteur de matières premières pour l’industrie agro-alimentaire » (1) : les paysans vivent, en partie, sous perfusion des subventions européennes de la Politique Agricole Commune. La politique des prix bas, l’acquisition de la paix sociale, la non gratification de leur valeur intrinsèque et les perpétuelles brimades dont ils font l’objet sont récurrentes. Il faut le savoir : leur travail ne génère pas forcément un revenu décent pour subsister. 

Agriculture paysanne ?

En 2019, plus de 100 000 cotisants solidaires (2), paysans sans être actifs agricoles, travaillent sans même pouvoir se payer des cotisations décentes, ne bénéficiant souvent d’aucune subvention.

La cotisation solidaire, c’est-à-dire le minimum de charges sociales, représente 16 % du revenu et n’ouvre droit ni à la retraite, ni à l’assurance maladie : seul l’accident de travail est couvert. Cherchez l’erreur ! 

Les variables d’ajustement sont la surface minimale d’assujettissement, le temps de travail et le revenu généré. Un petit maraîcher, une petite maraichère, un éleveur ou une éleveuse d’escargots, un apiculteur ou une apicultrice, s’il est seul, si elle est seule, dégage un trop petit revenu, sur une trop petite surface, et ne compte pas forcément son temps très morcelé.

Par ailleurs, plus de  52 000 paysans et paysannes sont bénéficiaires du RSA (RSA socle et prime d’activité), car ils perçoivent moins de 607,75 € par mois (3), sachant que par fierté tous et toutes ne le demandent pas : le paysan, la paysanne ne doivent-ils pas vivre de leur terre ?

Et cependant, certains agro-managers sont devenus de gros propriétaires immobiliers : les subventions de la PAC (4)  dont ils bénéficient représentent plusieurs centaines de milliers d’euros par an, que certains utilisent pour investir dans l’immobilier. Injustice, dites-vous ?

Un si bon soldat

Le paysan était un si bon soldat, chair à canon disparue dans les méandres de l’Histoire. La première guerre mondiale a tué en France 550 000 paysans et fait 500 000 estropiés, 60 % de la population était alors agricole. En 1939, les fils des premiers y vont à leur tour : 1,3 millions de paysans appelés sur le front, laissant à nouveau les fermes vides. Cette deuxième guerre mondiale a fait disparaître les collaborateurs animaux, les outils de travail, les haies, les sols, les bâtiments sous les bombes. Il a fallu déminer près de 500 000 hectares, reconstruire, ce qu’ont fait les paysans, leurs terres étant devenues incultes et dangereuses. Nourrir le pays ou déminer, au risque de se faire exploser, tel a été le dilemme.

“Lorsqu’un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle” dit le proverbe africain. En l’occurrence, ici, ce furent des bras, du savoir et du savoir-faire qui ont disparu. Certes, la guerre, et ses initiateurs sont responsables de la mort de tant de paysans, mais elle ne saurait à elle seule tout expliquer.

En 1945, la marche en avant forcenée a vraiment démarré, d’abord avec le plan Marshall, puis avec le rapport Rueff-Armand de 1959 et les lois d’orientation agricole d’août 1962 et de 1975. La perversion de la paysannerie était lancée. 

Déjà, depuis le milieu du 19ème siècle, on ne faisait plus confiance au paysan pour assurer les rendements, on pensait pour lui, on rentabilisait pour lui, on calculait pour lui. En 1945, affaiblie, stigmatisée, la paysannerie a reçu des injonctions de modernisation sous peine de disparition. Elle a été brimée, transformée, complexifiée, pour devenir secteur primaire, et économie agricole. L’exploitant agricole, le chef d’entreprise était né.

En 1903, tout est déjà dit : L’exploitation agricole prend de jour en jour une physionomie plus commerciale. Il est donc nécessaire que le cultivateur soit initié aux « usances », c’est-à-dire aux us et coutumes en honneur dans les branches de commerce avec lesquelles il est en relation d’affaires, et qui s’occupent spécialement d’engrais, de fourrages, de céréales, de plantes économiques, etc. (5)

On parle d’exploitation et de physionomie commerciale. En 2022, l’impasse est rémanente : La situation de guerre en Ukraine (et toute situation de guerre en général) entraîne des perturbations fortes dans l’approvisionnement de notre économie, tant en terme de flux qu’en terme de prix. Les matières premières agricoles, et notamment les céréales et les protéines végétales, ont vu leur prix fortement augmenter.(…) Le gouvernement met en place une aide aux éleveurs fortement impactés par l’augmentation du coût de l’alimentation animale. (6)

 

Politique Agricole Commune

De 1957 à 2022, la Politique Agricole Commune a œuvré pour assurer un niveau de vie équitable aux paysans, produire plus et plus efficacement, nourrir l’Europe et assurer des prix raisonnables, stabiliser les marchés.

On en connaît maintenant les effets pernicieux : prix d’achat garanti aux producteurs, surplus de production, agro-industrie, marché mondialisé et spéculations, perfusions par les aides financières… le paysan est plus que jamais un journalier de l’Europe, comme d’autres le sont de la sécurité sociale. Certains en profitent, d’autres subissent. Là où les anciens paysans pouvaient s’estimer satisfaits par une rémunération décente, basée sur la règle de l’offre et de la demande, les arcanes de la PAC en laissent maintenant beaucoup à l’écart.

 L’évolution de la société, l’extension du marché mondial, par des investisseurs, qui ne connaissent pas les réalités du terrain de l’agriculture paysanne, a fait produire tout et partout. Les marchandises s’échangent dans le monde entier, pour quelques centimes de différence, on vend et on achète les mêmes produits aux pays voisins. Partout dans le monde, on détruit les petites fermes vivrières avec les gros sabots européens, on signe des traités injustes et iniques. Jamais les concernés ne sont consultés.

Le rôle des interprofessions

Et, en 1964, on a créé les interprofessions.

La plupart des associations interprofessionnelles en Europe ont été créées dans le but de promouvoir certains produits agricoles, résoudre les problèmes entre les agriculteurs et les entreprises agricoles, planifier la production et réglementer la commercialisation.

Quelques années plus tard, elles ont établi de nouveaux objectifs : promouvoir la consommation, aider l’État dans les négociations commerciales, favoriser la transparence du marché et promouvoir la détermination des prix.
Au cours des dernières années, les interprofessions ont diversifié leurs actions, à savoir la sécurité sanitaire, la traçabilité et la protection de l’environnement. En mai 2017, enfin le Conseil général de l’agriculture, de l’alimentation et des espaces ruraux recommande d’en faire des acteurs de la concertation aux côtés des syndicats agricoles, et souhaite une place plus importante des organisations de producteurs en leur sein. (7)

Pensez-vous qu’elles remplissent leur rôle, qu’elles ont laissé plus de place aux organisations de producteurs ?
Par exemple, en ce qui concerne le prix du lait, les paysans ne peuvent jamais obtenir gain de cause pour une augmentation puisque leur collège ne représente qu’un quart des votants, les autres collèges étant le collège du commerce, de la distribution et de la restauration, le collège des coopératives laitières et le collège des industries laitières privées.
Certes, c’est peut-être démocratique, mais est-ce, pour autant, juste, surtout quand les intéressés ne sont pas au courant.

Les interprofessions sont-elles des rouleaux compresseurs ? Qui est favorisé ? Qui se tient les coudes ? Qui a intérêt à ce que le prix du litre n’augmente pas, ou très peu ? A qui faut-il faire confiance ? Quels intérêts sont défendus, ceux des paysans, ou ceux des autres membres ?

Le bien vivre du cochon, ou le tonnage de céréales ?

La France a fait le choix de n’avoir qu’une interprofession par filière de production, hors AOP et cas particuliers. 

Il existe en tout, environ 70 organisations interprofessionnelles reconnues en France, réunies au sein du Comité de Liaisons des Interprofessions Agricoles et Agro-alimentaires (CLIAA) (7).

Les interprofessions regroupent, chacune dans sa filière, autant l’éleveuse de porcs noirs du Gers que l’agro-industriel, producteur de cochons de batterie, ou le céréalier qui vend à l’exportation. Dans ce cas, quel modèle peuvent-elles promouvoir ? Défendent-elles le bien-vivre du cochon, le tonnage de céréales produites intensivement et son prix élevé, ou l’éleveuse de poulets fermiers, label bio ?

 

Les interprofessions vivent de l’agriculture, de façon bien plus confortable que le paysan, ayant mis en place un système qui s’auto-entretient, par le biais de la CVO (Cotisation Volontaire Obligatoire), totalisant, en 2010, plus de 335 millions d’euros pour 57 interprofessions, qui représentent 80 à 90 % de leur budget, avec la bénédiction des instances tant étatiques qu’européennes. 

Le salaire moyen d’un collaborateur d’une interprofession, communiquant, surdiplômé, avoisine les 3 000 €  brut par mois. 

L’objectif des interprofessions est de valoriser les filières agricoles (du champ à la fourchette), et, une grande partie de ce budget est consacré à la communication et à la promotion, par exemple pour le lobbying à Bruxelles, ou auprès des collectivités (par exemple contre la journée sans viande que voulait mettre en place la ville de Lyon dans les cantines). Il s’agit souvent de publi-informations. 

Les circuits courts, qui permettent au paysan de vendre au mangeur, contournent ces interprofessions, et représentent donc un danger pour leur survie.

Des comices aux coopératives et autres… (8)

Les comices agricoles du 19ème siècle, premières organisations professionnelles agricoles, déjà promoteurs de rentabilité, mais encore bon-enfant avec leurs concours du plus beau bestiau, et soucieux d’une production augmentée, prodiguaient des formations, fournissaient des semences, des machines et des engrais, organisant une certaine politique, déjà marche en avant.
Ils sont toujours existants, et organisent des évènements plutôt festifs, comme la foire agricole de Poussay, dans les Vosges (9). 

On est passé aux coopératives, devenues des mastodontes qui brassent également des millions, avec une influence multipliée, dont un poids important dans l’industrie agro-alimentaire. La finalité d’une coopérative agricole est de permettre aux agriculteurs adhérents d’exercer leur activité dans des conditions optimales, de la semence à la vente de produits, en suivant le principe de l’économie sociale et solidaire. En est-il toujours ainsi, ou le brassage de millions a-t-il créé des collusions, bien loin de la vertu des débuts ? Qu’en est-il de certains syndicats, de certaines chambres d’agriculture, dont les liens avec les précédents sont étroits ? Monopole, mainmise, médiatisation et canal historique, tiens donc, la profession agricole ne serait donc plus que cela ? Pourtant, d’autres peinent à se faire entendre, porteurs de la voix de tous ceux, les plus nombreux, qui désapprouvent ce monopole.

 

Peut-on conclure en disant que beaucoup vivent de l’agriculture, mais ne la pratiquent pas ? Ils ont intérêt à ce qu’elle dure, ayant besoin d’elle, là où elle n’a pas besoin d’eux.

 

 

Les départs massifs en retraite des dix prochaines années, déjà débutés, vont encore considérablement réduire le nombre de paysans. Là où il en faudrait 1 million, il n’en resterait que 200 000. Une grande partie de la profession, souvent majorité silencieuse, épuisée par les contraintes, ne se reconnaît pas dans la voix de ses représentants, ou de celle des interprofessions, ne souhaitant pas que le départ entraîne la création de monstres agricoles, par le jeu des agrandissements et des spécialisations. 

L’agriculture industrielle ne profite qu’à très peu de personnes et a un impact majeur sur l’écosystème Terre, et personne n’en veut. La polyculture-élevage, l’agriculture paysanne, des fermes implantées dans les territoires, des mentions de vraies qualités, de respect des paysans, des sols, des animaux et des mangeurs, c’est ce qui est demandé par tous. 

La relocalisation des productions agricoles dans des bio-régions, la transformation simplifiée, locale, et la vente directe, permettraient de remettre en place cette agriculture paysanne et une alimentation sobre en énergie et en intrants, protectrice des écosystèmes et des paysans, là où ils se trouvent, autrement dit, une décroissance choisie. 

Marie-Noëlle – Avril 2024